Périne Brotcorne, chercheuse à l’UCLouvain
QUESTION – On aurait pu avoir l’impression qu’avec la pandémie, une certaine familiarité des usages numériques aurait pu s’implanter dans le grand public. Mais vous faites plutôt le constat inverse.
Périne Brotcorne – Oui, tout à fait. Et c’est un des grands constats de nos recherches : objectiver vraiment cet écart entre les discours des politiques publiques, et pas que les discours, mais aussi les politiques volontaristes en matière de dématérialisation ou de numérisation des services et la réalité des pratiques de nombreux usagers, en particulier les plus fragiles sur le plan social, économique, sur le plan de l’éducation, les plus âgés aussi ou les personnes qui sont en recherche d’emploi. Nous voulons, à travers nos recherches, objectiver cet écart entre le discours et les volontés politiques et les pratiques des usagers citoyens.
Q – Il y a même un fameux écart. Vous évoquez 40 % de la population qui se trouve en situation de vulnérabilité numérique. Qu’est-ce qu’on entend par là exactement?
PB – Cette proportion, on l’a obtenue de la manière suivante : on additionne la proportion de non-utilisateurs, 8 % de non-utilisateurs d’Internet, aux personnes qui ont de faibles compétences numériques, qui montent à 32 % et donc ça fait 40 % de la population des 16 à 64 ans que l’on peut estimer en situation de vulnérabilité face à cet environnement numérique qui se déploie partout.
Il faut aussi insister sur le fait que donc les plus de 64 ans ne sont pas repris dans ces statistiques. Tout simplement parce que les statistiques disponibles au niveau fédéral et qui sont aussi des statistiques européennes ne les reprennent pas. Et donc je considère que ce chiffre est biaisé. On sait bien que les personnes de plus de 64 ans sont les personnes sont font partie des publics susceptibles d’être fragilisés face à ces questions là.
Q – Cela dit, les personnes les plus vulnérables au numérique ne sont pas que des personnes âgées. Au niveau européen, la Belgique est plutôt mal classée avec des jeunes qui sont considérés comme pas très compétents au point de vue digital, c’est étonnant.
PB – Je ne sais pas si c’est vraiment étonnant. Tout dépend de ce que l’on entend par les compétences numériques. Souvent, quand on dit que les jeunes sont sont habiles avec les technologies numériques, on pense surtout à de l’habilité technique, en tout cas pratique, pour utiliser de manière élémentaire les technologies numériques. Donc ils ont une utilisation aisée sur le plan de la manipulation, sur le plan instrumental.
Mais par contre, on remarque que les jeunes ont des difficultés une fois qu’il faut développer des usages plus complexes, plus sophistiqués. Car là, on intègre des questions aussi de compréhension de l’environnement numérique.
Par exemple : quand il faut comprendre d’où vient une information reçue sur Internet, comprendre comment cette information apparaît en premier lieu sur leurs écrans ou dans leur moteur de recherche Google. Et donc ces compétences, plus critiques en fait, ne sont absolument pas fortement maîtrisées chez les jeunes, ou parmi la population lambda. Et en fait, ces compétences là font toute la différence. Aujourd’hui, c’est les compétences qui ne sont pas seulement liées aux usages, à l’utilité et aux usages utilitaires, mais c’est aussi à la compréhension de cet environnement pour ne pas devenir un utilisateur qui est guidé par les algorithmes, mais un utilisateur qui est réellement autonome et qui comprend.
Q – C’est ça que vous appelez la fracture numérique du troisième degré?
PB – Oui, mais ce n’est pas vraiment moi qui l’appelle de cette manière là. Je préfère parler d’inégalité. Le troisième degré renvoie aux bénéfices que l’on peut tirer de l’accès et de l’usage d’Internet. Et effectivement, on a moins de bénéfices si on a des difficultés à comprendre l’environnement numérique dans lequel on navigue : même si on est capable de naviguer dans cet environnement, il manque des clés de compréhension. Ce n’est pas non plus les différences d’accès à Internet ni les différences d’usages, mais c’est bien les différences dans les bénéfices que l’on tire de nos usages et notamment pour s’intégrer à la société dans les différents domaines de la société, pour participer à la vie administrative, participer à la vie citoyenne, participer à la vie professionnelle. Et donc là, c’est important de comprendre aussi les usages que l’on développe et pas seulement avoir des usages sans comprendre les conséquences sociales de ces usages.
Q – Est-ce que c’est ça qu’on appelle peut être aussi la maturité numérique?
PB – Je suis aussi assez critique par rapport à ce terme et vous allez peut être me dire que ce sont des discussions de chercheurs. Mais les termes aussi sont importants parce que la manière dont on nomme les choses va avoir une orientation aussi sur la manière de les solutionner. Et dans le terme de fracture ou de maturité numérique, il y a cette idée que finalement, c’est au citoyen de devenir mature par rapport à un environnement qui est inéluctable et une évolution qui est inéluctable. Cela fait reposer de manière implicite la responsabilité de l’adaptation à cet environnement sur le seul citoyen. Vous voyez, il y a une connotation derrière le terme de maturité. Cela voudrait dire qu’il y a des personnes qui ne sont pas matures, qui ont une sorte de handicap par rapport à cet environnement numérique.
Or, tout ce que j’essaye de défendre dans les recherches que je mène, c’est de dire qu’il est aussi important de questionner la norme qui est en train de se mettre en place. Cette transition numérique, oui, c’est une transition d’ordre technologique, mais qui n’est pas inéluctable. Derrière ces choix technologiques, il y a des choix politiques qui sont fortement influencés par les choix économiques, aussi des orientations économiques. Cette lecture là implique de déplacer, de dépasser les réponses qui sont données pour lutter en faveur de l’inclusion numérique. Non pas se focaliser que sur le citoyen et la responsabilité des citoyens à s’adapter, mais aussi réfléchir à souligner les responsabilités des fournisseurs de services et plus largement des politiques de transition numérique à développer.
Q – Alors quand vous rencontrez des élus, des responsables politiques, quelle est leur réaction quand vous leur tenez ce genre de discours?
PB – Je l’ai encore vécu eu ce matin. Ce discours n’est pas toujours très audible parce qu’effectivement il y a quelque chose qui revient de manière récurrente, c’est que tout le monde considère que c’est un mouvement qu’on ne sait pas arrêter et donc il faut s’adapter. Tenir le discours que je viens de tenir, c’est un peu aller à l’encontre du vent dominant. Et donc ce discours n’est pas toujours visible. Mais certains sont quand même sensibles à cette idée que ce n’est pas qu’au citoyen à s’adapter à une réalité qu’on ne peut pas remettre en question. Je pense notamment en Région bruxelloise où il y a eu le plan d’appropriation du numérique qui est paru en 2021. Cela dit, cela reste des options qui ne sont pas des options dominantes dans les politiques actuelles d’inclusion numérique.
Si on regarde les différents types d’actions qui sont proposées dans ces plans, dans les plans actuels existant en Belgique mais même ailleurs, les initiatives sont fortement portées sur la montée en compétence des citoyens, sur la montée en motivation ou appétence des citoyens. Donc cela repose beaucoup sur la responsabilité des citoyens à s’adapter.
Q – Est-ce que les politiques nationaux ont la possibilité de peser sur les plateformes, les fournisseurs d’accès et autres ?
PB – Je ne sais pas comment exactement répondre à cette question. Je veux être tout à fait honnête. Moi, ce que j’ai remarqué, c’est qu’effectivement, certains élus ou décideurs disaient qu’ils étaient fortement mis sous pression par rapport à ce lobbying économique et ces grosses plateformes. Maintenant je ne sais pas comment cette pression se fait et quelle est exactement la marge de manœuvre des politiques par rapport à ces pressions économiques. Mais ce qui est clair, c’est que certains font état d’une mise sous pression et ils se se sentent aussi un peu coincés dans ces obligations et ces pressions supranationales qui dépassent évidemment le cadre même de notre pays.
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