« En Belgique, la lutte contre la cyberviolence, c’est le Moyen-Âge »

Le

par

Florence Hainaut, réalisatrice, journaliste

Florence Hainaut, vous avez co-réalisé en 2021 Sale pute, un documentaire choc, un coup de poing sur le cyberharcèlement avec Myriam Leroy. Ce film, c’est un électrochoc parce qu’on ne se rend pas compte qu’il y a une violence extrême qui s’exerce sur les femmes dans la sphère cyber. Qu’est ce qui s’est passé lorsque c’est sorti? Avez-vous eu de nouveaux témoignages, des marques de soutien ou de rejet 

Florence Hainaut – On a eu les deux. Mais c’est vrai que la plus grande surprise, en fait, c’est exactement ce que vous venez de dire : « Mon Dieu, quel coup de poing »! Le public ne se rendait visiblement pas compte de l’ampleur du phénomène. Or tout ça se passe quand même sur la place publique. Je veux dire, le cyberharcèlement massif dont je suis victime depuis des années est public à 99 %. Donc on a été étonnée de l’étonnement d’une partie du public. On a aussi reçu beaucoup de témoignages, des femmes qui sont venues nous dire « voilà pourquoi j’ai quitté le journalisme », des étudiantes qui sont venues nous dire « Voilà pourquoi moi, à la fin de mes études de journalisme, je ne veux pas faire ce métier parce que je ne veux pas être sujette à ce genre de violence », des femmes politiques aussi.

Ce film leur a permis d’ouvrir les yeux sur ce qu’elles étaient en train de vivre, parce qu’avant les mots n’étaient pas mis de manière adéquate. Et c’est pour ça qu’on a fait ce film. Les affaires de cyberviolence misogynes étaient traitées comme des faits divers dans les pages people. Donc on a voulu offrir une grille de lecture aux femmes victimes pour qu’elles réalisent qu’elles n’étaient pas le problème, que ça n’est pas leur faute. On nous a toujours répété que c’était nous le problème, parce qu’on était clivantes, parce que ceci, parce que cela et que c’était le revers de la médaille de notre expression : hé bien on a réalisé que c’était faux.

Le fait de sortir du bois vous a valu une nouvelle flambée de haine ?

Oui, bien sûr.

Cest glaçant d’entendre « Oui bien sûr » comme si ça allait de soi.

Parler des cyberviolences amène à d’autres cyberviolences. Il y a un effet qui est automatique. On le dit même dans le film, on le sait, et toutes les témoins le savent. D’ailleurs on a pris comme témoins des femmes qui s’étaient déjà exprimées sur le sujet et qui savaient que parler pouvait entraîner d’autres cyberviolences. Elles étaient toutes au courant. C’est pour protéger d’autres victimes plus discrètes qu’on a choisi ce type de profil. Quant à nous, on s’attendait à pire comme backlash, mais ce qui s’est passé, c’était quand même pas du pipi de chat, si je peux m’exprimer ainsi. 

Ça ne vous empêche pas de persévérer et bravo pour ça : Vous sortez bientôt un livre intitulé « Cyberharcelée. Dix étapes pour comprendre et lutter », aux éditions De Boeck.

Je continue à travailler sur ce sujet parce que absolument rien n’est réglé. Je travaille dessus depuis 2017 et il n’est hélas n’est pas épuisé. La situation est de pire en pire et je trouve qu’on n’a toujours pas de grille de lecture adéquate. Rien n’est mis en place en Belgique, c’est le Moyen-Age. Il y a une association qui s’appelle Chayn qui donne quelques informations. Mais il n’y a pas une plateforme de la police dédiée aux signalements, comme en France. Il n’y a absolument rien qui est fait et donc je me retrouve par la force des choses en première ligne de l’aide aux victimes. Souvent, c’est moi qui contacte les victimes parce que je sais ce que c’est, je sais par quelles étapes elles passent et je sais surtout les discours que les gens vont leur tenir. Ce sont des discours totalement inadéquats. Je n’en veux pas spécialement à l’entourage ou aux témoins des cyberviolences de ne pas avoir un discours adéquat à partir du moment où les cyberviolences ne sont toujours analysées avec le bon prisme de lecture. Donc j’ai écrit un livre pour aider les victimes. Moi, ce qui m’a le plus aidé, ce sont les chiffres. Lors des premiers signes de cyberviolence que j’ai connue en 2010, on m’a dit que ça n’arrivait qu’à moi. On m’a dit que j’étais clivante. Et puis on se rend compte que le phénomène est international, que du Ghana à l’Australie en passant par la Suisse et la Belgique, on reçoit les mêmes insultes dans les mêmes proportions… Cela m’a soulagée parce que je n’étais plus le problème, le problème était ailleurs. Et j’ai mis des années aussi à utiliser le mot victime. Victime, ce n’est pas un choix de carrière et ce n’est pas ce qui me définit. Mais si je suis victime d’un accident de roulage ou victime d’un cambriolage, je suis victime. Je ne suis pas cible. Ben là, je suis victime de la violence des autres et cela ne fait pas de moi une pauvrette qui marche à quatre pattes.

Donc vous donnez des conseils aux victimes dans ce livre ?

Entre autres des conseils pratiques de prévention. C’est un détail, mais on ne se rend pas toujours compte que quand on poste des photos sur les réseaux sociaux, il y a des métadonnées qui sont parfois récupérables et qui permettent de géolocaliser la personne, de savoir à quelle heure a été prise cette photo. Et c’est un exemple qui m’avait frappé : une victime explique qu’ils ont trouvé l’adresse de son appartement et de l’école de sa fille sur base de trois fois rien, une photo prise sur un balcon, une photo de plat. Et en fait, en croisant ces données, ils ont fouillé et trouvé des informations extrêmement personnelles qui n’étaient normalement pas disponibles sur les réseaux sociaux. Donc je donne des conseils en amont pour « colmater les fuites » de données. Par contre, éviter la cyberviolence à caractère misogyne, c’est impossible, même en n’étant pas sur Internet. On peut élever des chèvres dans le Larzac, ne pas avoir de compte sur les réseaux sociaux, et néanmoins être victime de revenge porn, ce qui est une forme de cyberviolence.

Ce qu’on ne dit pas assez non plus, c’est que les victimes souffrent énormément.

Bon, c’est déjà difficile de se reconnaître en tant que victime. Et là où les victimes s’expriment le mieux, évidemment, c’est dans des études anonymes. Les chiffres sont complètement glaçants. 88 % des victimes de cyberviolence misogyne souffrent de troubles anxieux et dépressifs, 41 % ont pensé au suicide et 14 % ont tenté de se suicider. C’est un problème de santé publique et la réponse globale de la société, je vous le rappelle, reste « ne regarde pas ce qu’on dit de toi sur Internet, ferme ton téléphone, qu’est-ce que t’as encore fait pour mériter ça? » Il y a un décalage total. 

Il y a aussi les témoignages de victimes qui disent que la police leur a conseillé de fermer leurs comptes.

Fermer ses comptes, ça c’est un grand classique. Alors là je suis bien placée parce que moi je l’ai fait. J’ai fermé mon compte Twitter et j’ai fermé mon compte Facebook parce que je n’en pouvais plus. Mais si vous tapez mon nom dans la barre de recherche Twitter aujourd’hui, je continue à me faire insulter de manière extrêmement régulière et parfois extrêmement violente. Et je n’y suis plus ! La preuve que fermer ses comptes n’est pas une solution.

Toutes les femmes peuvent un jour subir du harcèlement et de violence en ligne, mais il y a des professions plus exposées, comme les journalistes, les politiques… 

Quel serait le salaire adéquat pour se faire insulter tous les jours? On m’a déjà proposé des chroniques radio à des heures exposées et j’ai dit OK, je prends 5 € l’insulte, ça vous va? C’est quoi le salaire adéquat pour se faire insulter pendant trois semaines minimum après une prise de parole? Personne n’a envie de vivre ça. Donc en effet, il y a de plus en plus de mémoires d’étudiantes en journalisme sur les cyberviolences, et j’en ai plein au téléphone, j’en ai plein. Il y a une étude menée par l’International Center for Journalism avec l’Unesco, qui montre que 73% % des femmes journalistes ont vécu de la cyberviolence misogyne dans le cadre de leur métier. Et ce qui est très intéressant dans cette étude, c’est qu’on a demandé à ces femmes ce qui avait été le déclencheur. Le premier facteur, c’est quand elles traitent de questions de genre, donc droits reproductifs, féminisme, droits des LGBTQIA+, etc. Ça, c’est le premier facteur. Et le deuxième, c’est la politique. Donc ce n’est pas quand elles parlent de décoration, de beauté ou de cuisine, soi-disant les domaines des femmes, c’est quand elles se mêlent de la chose publique.

Quels sont les chiffres en Belgique ?

Le souci, c’est que certes il existe plein d’études sur la cyberviolence, mais il n’existe pas aujourd’hui de définition de la cyberviolence. Donc on a des études qui se penchent sur les insultes, d’autres sur le cyberharcèlement, d’autres sur le harcèlement sexuel. Mais rares sont les études qui prennent en compte toutes les formes de cyberviolences qui existent. Par exemple, le Parlement européen a remis un rapport en 2021. Excellent rapport qui se base sur les chiffres remis par les pays. Vous savez ce qu’il y a pour la Belgique? Il y a le mémoire d’une étudiante de l’Université de Liège sur le revenge porn. Ça, c’est ce qu’a fourni la Belgique au Parlement européen pour dire « voilà ce qu’on a comme chiffres sur la cyberviolence à caractère misogyne. » C’est une honte, c’est une honte. On n’a rien, on n’a pas de chiffre. Où est l’observatoire des cyberviolences qui objectiverait le phénomène? Et si les femmes sont les premières victimes de la cyberviolence, on n’est pas toutes égales devant la cyberviolence non plus. C’est à dire que moi, en tant que blanche, visiblement hétérosexuelle, de classe moyenne, les cyberviolences que je subis ne sont pas à caractère raciste, ne sont pas à caractère transphobes, ne sont pas à caractère homophobe, ne sont pas grossophobes. Donc je ne dois pas me fader, en plus de la misogynie ambiante, ce genre de discrimination. Mais les femmes les plus ciblées sur Internet, ce sont les femmes noires et des études d’Amnesty International le montrent de manière très claire.

Vous soutenez et démontrez qu’au-delà d’une accumulation de stigmates, il s’agit dun problème de santé publique et de démocratie.

Il y a une étude menée en 2018 qui m’a marquée. En Australie, une étude a été faite sur les femmes et entre 60 et 80 % des femmes interrogées en fonction de leur âge déclarent qu’elles seraient beaucoup moins enclines à s’engager en politique après avoir été témoin de la campagne de haine et des discours misogynes à l’encontre de l’ancienne Première Ministre. C’est une étude locale, on ne peut pas en faire un phénomène mondial, mais ça va dans le sens de tous les témoignages qui viennent du monde entier et qui montrent que nous sommes moins enclines à nous engager dans le débat public. Ça peut être la politique, ça peut être le journalisme, ça peut être le militantisme, ça peut juste être être active sur les réseaux sociaux et donner son avis. On est beaucoup moins encline à le faire parce que l’effet boomerang est automatique, le backlash est automatique.

Et donc le résultat, c’est que les femmes font profil bas.

Oui, moi j’ai disparu de Twitter, de Facebook, j’ai un compte Instagram qui est privé, qui régulièrement infiltré par des taupes qui font des captures d’écran et les diffusent sur X/Twitter et donc je trie, j’enlève. J’ai un compte, mais j’ai perdu en visibilité, j’ai perdu en influence. Je n’arrive plus à contacter des gens comme je les contactais avant ce documentaire, via Twitter. Je n’existe quasi plus dans le monde du journalisme. Ce n’est pas à moi qu’on va penser parce que je ne suis pas présente sur ces plateformes. J’ai complètement disparu de la circulation parce que j’avais besoin d’avoir la paix et parce que je ne pouvais plus être sujette de manière quotidienne à une violence.

Une question un peu délicate : sur Netflix, il y a eu un documentaire sur le procès Amber Heard/ Johnny Depp. Je me suis rendu compte que Amber Heard, face à Johnny Depp, a subi à nouveau un tombereau de violence, de misogynie, d’appels au meurtre. Sa parole a été complètement discréditée. Et j’ai peur de vous en parler parce que je crains de vous faire prendre un nouveau risque inutile de backlash tellement le sujet a crispé des millions de personnes.

En fait, il y a un documentaire qui est sorti sur France Télévisions qui s’appelle La fabrique du mensonge, qui montre comment l’avocat de Johnny Depp s’est attaché les services d’influenceurs masculinistes américains, des youtubeurs, des twittos, en leur fournissant par exemple des faux, comme des montages de conversation qui laissaient penser que Amber Heard avouait des violences.  Après le procès, le tribunal a rendu tous les documents publics, et on a vu que tout cela est faux et donc il y a eu une pression extrême, une campagne de désinformation autour de cette question.

Ce qui est intéressant aussi, c’est qu’en 2018, un tabloïd anglais qui s’appelle The Sun avait fait sa Une avec la photo de Johnny Depp en l’appelant « wife beater », batteur de femme. Et Johnny Depp a fait un procès au Sun pour calomnie et diffamation. Et il a perdu son procès parce que Amber Heard est venue témoigner et le juge a reconnu, je pense, au moins douze faits avérés de violences conjugales pour lesquels elle avait des preuves. Ça, c’était un juge indépendant. Il n’y avait pas de jury populaire. Le procès américain, c’est un autre système, c’est un jury populaire, une énorme campagne de presse, des fans.. L’une des théories de ce fantastique documentaire, la Fabrique du mensonge, c’est que le jury populaire a été influencé par les campagnes, les campagnes médiatiques et les campagnes sur les réseaux sociaux et a rendu un verdict en demi teinte, partageant les torts. Or on n’a retenu qu’une chose : Amber Heard a menti. Alors que rien dans le jugement ne dit cela ! Le narratif est venu remplir, je pense, un besoin d’une partie de la société. Il fallait prouver que des femmes victimes de violences conjugales mentaient. Sauf que le procès n’a jamais conclu qu’elle mentait ! On a souvent dit que c’était le procès post Metoo, et c’est un peu le cas. C’était une bataille idéologique qui se jouait et ça allait bien plus loin que ce procès. Aujourd’hui, Johnny Depp est devenu le fer de lance d’une partie des militants masculinistes.

Cela vous fait peur, un effet post Metoo ?

Mais l’effet a commencé avant qu’on ait fini d’écrire le hashtag ! C’est un phénomène vraiment intéressant qui a été théorisé par une journaliste américaine qui s’appelle Susan Boyle qui a gagné le prix Pulitzer pour son ouvrage. Il montre comment, à chaque avancée féministe, il y a un retour de bâton conservateur qui fait qu’on fait trois pas en avant, deux pas en arrière. Avec la rapidité d’Internet, il n’a pas fallu deux ans mais 2 secondes.

Un mot sur lactualité : le Digital Service Act est entré en vigueur le 25 août, il impose aux grandes plateformes de mieux prendre en considération toutes mesures possibles pour mieux lutter contre la désinformation, le harcèlement, la misogynie, et cetera. Vous vous y croyez à ce genre de grands principes juridiques? 

Non, je n’y crois absolument pas. Alors les plateformes vont devoir faire des efforts. Ces efforts, elles auraient pu les faire il y a longtemps. Ce qui est important de comprendre avec les plateformes, c’est qu’une partie de leur business model est basée sur la haine et basée sur les choses clivantes. C’est en voyant la manière dont les internautes réagissaient, ce qui leur faisait passer du temps sur les plateformes, ce qui les faisait réagir, ce qui générait du trafic que leur business model s’est construit. Or ce qui nous meut, c’est ce qui est clivant. D’ailleurs, Facebook a mis au point une variété d’émojis : le pouce, le cœur, le rire,… Pour les algorithmes, chaque émoticône vaut un point, sauf l’emoji fâché qui en vaut cinq. Ça veut dire que chaque fois que quelqu’un sur un contenu pousse sur l’emoji fâché, ça donne plus de « valeur » au contenu,  et l’algorithme va le proposer naturellement aux gens. Alors est-ce que le Digital Act va changer les choses? Certainement un peu. Moi, j’ai peur de mesures cosmétiques parce qu’ils sont tous au courant. Les lanceurs et lanceuses d’alerte ont montré au fur et à mesure des années que dans toutes les plateformes, ils savent ce qui se passe, ils connaissent les risques, mais ça rapporte de l’argent. Donc il y aura peut-être des mesures cosmétiques, mais pour moi, le combat est perdu. Donc non, je ne suis pas du tout optimiste.

Le combat est perdu? 

Sur Twitter, le combat est perdu, c’est une plateforme qu’il faut quitter. Et je pense que d’une certaine manière, le combat est perdu sur les plateformes traditionnelles. Il faut créer autre chose, ou revoir la manière dont les plateformes sont construites : par qui et pour qui ?