Elise Degrave : Professeure de droit du numérique à l’Université de Namur
Vous êtes professeure et chercheuse en droit numérique. Votre dernier livre parle de l’État numérique et des libertés fondamentales. Pourquoi nos droits sont-ils menacés par cet « État numérique » ?
Elise Degrave – L’État numérique, c’est quelque chose qui nous concerne tous, car nous devons obligatoirement fournir des informations à l’État dès notre naissance. Contrairement aux GAFAM, l’État a un pouvoir immense sur nos données personnelles : identité, salaire, état de santé, etc. Avant, ces données étaient sur papier, mais avec Internet et l’intelligence artificielle, tout est devenu plus facile à croiser et analyser, souvent pour prédire nos comportements via le profilage. Cette masse d’informations entre les mains de l’État peut être inquiétante, car elle peut se retourner contre nous. Il y a des exemples concrets, comme en Hongrie, où les personnes en retard de paiement d’impôts étaient publiquement exposées en ligne. Heureusement, la Cour européenne des droits de l’homme a annulé cette loi, mais le danger reste présent. En Belgique, en 2022, il y a eu un projet de loi pour transférer nos données de santé aux assurances, ce qui aurait pu mener à des refus de prêts ou d’assurances. Aux États-Unis, Tinder partage les casiers judiciaires avec ses utilisateurs. Cela pose un vrai problème de réinsertion et de droits à la vie privée.
Mais à la base, ces données ne sont-elles pas collectées dans l’intérêt général, pour mieux administrer le pays ?
C’est vrai, mais l’État peut vite céder à la tentation d’utiliser ces données à d’autres fins. Pendant la pandémie de COVID, on a demandé aux citoyens de fournir des informations très privées, et certaines ont fini dans les mains de la police pour vérifier le respect des quarantaines. On a vu que l’État a du mal à résister à l’utilisation de ces données une fois qu’il les a en main. Ce n’est pas une question de technologie en soi, mais de démocratie. Il faut que la société décide si elle veut de telles pratiques. La technologie va trop vite, et on ne prend pas le temps de se poser la question fondamentale : « Quelle société voulons-nous ? ». Par exemple, on pourrait facilement instaurer des outils de surveillance fiscale, mais est-ce ce que nous voulons ?
Dans votre livre, vous parlez de la détection de la fraude fiscale basée sur des algorithmes. Expliquez-nous pourquoi cela pose problème.
Le problème, c’est que ces algorithmes peuvent se tromper ou être biaisés. En Hollande, par exemple, des algorithmes ciblaient principalement les pauvres et les migrants, concentrant les contrôles dans ces quartiers. Ce genre d’injustice passerait inaperçu, car tout se fait en ligne, sans que personne ne remette en cause le système. Cela crée une société de surveillance invisible.
Vous soulignez aussi que même les fonctionnaires de l’État perdent leur pouvoir de décision face aux algorithmes. Quelle solution proposez-vous ?
Je pense qu’il faut inverser la logique actuelle et utiliser les algorithmes pour identifier les personnes qui ont des droits et les aider à les faire valoir, plutôt que de les cibler pour des contrôles. Actuellement, l’État fonctionne comme un miroir sans teint : il voit tout de nous, mais nous ne savons pas grand-chose sur ce qu’il fait avec nos données. Il faudrait utiliser cette technologie pour repérer les citoyens qui ne connaissent pas leurs droits et les informer. Aujourd’hui, le non-recours au droit est budgétisé : l’État sait que certaines personnes ne réclameront pas leurs droits, et cela lui permet d’économiser.
Un risque à moyen terme est que le citoyen perde confiance en l’Etat, dites-vous.
En effet, la confiance des citoyens envers l’État s’érode quand ils ne comprennent pas pourquoi certaines décisions sont prises. Si on continue à laisser ces algorithmes agir comme des « boîtes noires », on alimente la méfiance et même l’extrémisme. Le citoyen doit avoir la maîtrise de ses données et comprendre ce qu’on en fait.
Vous avez une idée intéressante dans votre livre : un site où les citoyens pourraient suivre en temps réel l’utilisation de leurs données, comme on suit une commande en ligne.
Oui, pourquoi ne pas imaginer un portail où l’on verrait quelles données ont été consultées et par quel service de l’État ? Ce type de transparence existe déjà, en partie, avec des outils comme MyPension ou le registre national, où on peut voir quelles données l’État détient sur nous et qui les a consultées.
C’est fascinant, mais parfois compliqué. Vous mentionnez un exemple personnel dans votre livre, concernant un ticket de parking. Vous avez dû vous battre pour obtenir justice.
Oui, c’était un vrai cas de fraude. Une société de parking et un huissier réclamaient beaucoup plus que ce que je devais. J’ai pu me défendre parce que je suis juriste, mais tout le monde n’a pas ces compétences. Mon livre vise justement à expliquer aux citoyens comment exercer leurs droits. Mais je m’adresse aussi aux décideurs politiques, en leur proposant des solutions concrètes pour améliorer la situation.
Si vous aviez un message pour le prochain ou la prochaine ministre du numérique, quel serait-il ?
Il faut d’abord que les responsables politiques se forment et prennent goût au numérique. Trop souvent, ils le perçoivent comme trop technique ou invisible. Mais avec quelques bases, on peut comprendre rapidement les enjeux. Il ne s’agit pas de tout numériser sans réfléchir. Le numérique présente des avantages, mais pas partout, ni tout le temps.
Sensibilisez-vous, formez-vous. C’est votre message.
Exactement. Parce que l’État numérique concerne tout le monde, et contrairement aux GAFAM, l’État a le monopole de la violence légitime : la police, les prisons… Il est donc crucial que l’État utilise ces technologies de manière transparente et juste.
« L’Etat numérique et les droits humains », Académie Royale de Belgique