Caroline Robbeets, chercheuse à l’UCLouvain
Caroline Robbeets, vous vous intéressez au design des interfaces. On peut dire qu’il y a des pièges pour les utilisateurs et consommateurs, n’est-ce pas ? Comment sommes-nous influencés sur les plateformes, notamment avec les boutons, les « call to action », les « likes », ou encore le défilement infini ? Comment ces mécanismes nous maintiennent-ils connectés sans que nous en ayons conscience ?
Caroline Robbeets :
C’est une excellente question. Pour y répondre, il faut d’abord replacer ces plateformes et leurs interfaces dans un contexte social et économique. On parle beaucoup de l’économie de l’attention, et ces plateformes sont en grande partie basées sur des modèles publicitaires. Elles vendent des espaces publicitaires et ont donc besoin d’utilisateurs actifs pour montrer ces publicités.
Le design des interfaces joue un rôle central. Les plateformes ne se contentent pas de proposer du contenu, elles utilisent des mécanismes comme le défilement infini, les notifications ou les boutons de « like ». Pourquoi cela fonctionne-t-il si bien ? Parce que ces mécanismes reposent sur des principes cognitifs et psychologiques puissants, qui activent nos émotions. Par exemple, le besoin de validation sociale est à l’œuvre avec le bouton « like », tandis que la peur de manquer quelque chose (« FOMO ») nous pousse à vérifier nos notifications. Le défilement infini nous maintient captivés en stimulant notre curiosité.
Mais il est important de nuancer. Ces pratiques existent depuis longtemps dans d’autres médias, comme la télévision ou la presse écrite, qui se battent aussi pour attirer un maximum d’audience. Ce qui change avec les réseaux sociaux, c’est l’ampleur : on parle de milliards d’utilisateurs chaque jour, et parfois d’audiences très jeunes, ce qui pose des questions éthiques. Une autre particularité des interfaces de réseaux sociaux, c’est leur capacité d’adaptation : elles collectent des données sur nos interactions et s’ajustent en temps réel, rendant l’expérience encore plus personnalisée.
En tant qu’utilisateur lambda, on a souvent l’impression que ces interfaces sont neutres et conçues pour nous faciliter la vie. Pourtant, vous expliquez qu’il y a une volonté consciente derrière tout cela. En quoi ces plateformes se distinguent-elles des médias traditionnels, qui ne cherchent pas autant à maximiser notre engagement ?
En effet, les médias traditionnels ne cherchaient pas forcément à augmenter notre engagement à ce point. Les plateformes actuelles, en revanche, ont pour objectif de capturer notre attention et de maximiser l’interaction, car cela génère des bénéfices économiques. Les concepteurs sont entourés de spécialistes en neurosciences et psychologie pour exploiter des mécanismes cognitifs. Par exemple, les jeunes avec qui j’ai discuté me disent qu’ils continuent de scroller en attendant une prochaine surprise, même si le contenu n’est pas forcément intéressant.
Je vois que ces mécanismes ne touchent pas seulement les jeunes. Vous expliquez pourquoi il m’arrive aussi de passer 20 minutes à scroller sans m’en rendre compte sur TikTok ou Instagram. Vous menez une étude principalement sur les jeunes, mais ces comportements affectent-ils aussi la gestion du temps chez d’autres publics ?
Tout à fait. Nous ne pouvons pas généraliser, mais il est évident que cela impacte toutes les générations. Mais cela concerne tout le monde. Nous pouvons tous être piégés par ces interfaces, que ce soit pendant quelques minutes ou plusieurs heures. C’est un enjeu universel. Les jeunes sont un bon public cible, car ils sont tous regroupés dans le milieu scolaire, ce qui facilite les actions d’éducation. Certains jeunes sont conscients de ces mécanismes sans pour autant réussir à les contrôler. D’autres en sont moins conscients, et c’est là qu’il est important de les sensibiliser. Les réseaux sociaux peuvent aussi avoir des aspects positifs, mais il est essentiel d’apprendre à reconnaître ces mécanismes pour reprendre un certain contrôle sur ses usages. Par exemple, certains jeunes désactivent les notifications ou mettent leur téléphone en mode avion pour ne pas être distraits.
Donc, une approche éducative est envisageable et bien acceptée par les jeunes ?
Oui, l’éducation fonctionne bien, d’autant plus que les réseaux sociaux sont un sujet qui les intéresse. Ce qui est parfois plus difficile, c’est de se concentrer sur les enjeux des interfaces elles-mêmes, car les jeunes préfèrent souvent discuter du contenu. C’est pourquoi, dans le cadre de ma recherche, nous travaillons avec des associations pour les amener à réfléchir, de manière ludique, à la conception des interfaces. Ils doivent imaginer eux-mêmes des plateformes et réaliser qu’aucun élément n’est laissé au hasard, qu’il s’agisse de la couleur, de la disposition des boutons, ou du modèle économique.
Une dernière question presque existentielle : peut-on devenir esclave de son smartphone ou d’une application ?
Le terme est un peu fort, mais c’est une question légitime. Dans la communauté scientifique, certains parlent d’addiction, d’autres préfèrent des termes comme « comportement compulsif » ou « attachement problématique ». Ce qui est certain, c’est que des mécanismes existent pour capter notre attention, et si nous n’en sommes pas conscients, nous risquons de tomber dans ces pièges.