Sara Dethise Martinez chercheuse à l’UNamur
Vous êtes chercheuse à l’UNamur et participez cette année au BetterNetLab, qui porte sur le thème « Jeunes et consommation en ligne, vers des usages plus informés et conscients ». Votre domaine de recherche se concentre sur la plateformisation des jeux vidéo. C’est un terme un peu technique. Pouvez-vous nous expliquer de quoi il s’agit exactement ?
Sara Dethise Martinez : Bien sûr. La plateformisation recouvre deux phénomènes principaux. Traditionnellement, on parle de plateformisation quand une forme organisationnelle, celle de la plateforme, s’étend à d’autres secteurs économiques. Dans le secteur du jeu vidéo, cela inclut des éléments comme la mise en réseau des consoles ou la vente de jeux en ligne via des plateformes comme Steam ou Epic Games, où vous n’avez plus besoin d’aller en magasin pour acheter vos jeux.
Ce qui m’intéresse plus particulièrement, c’est la plateformisation du jeu vidéo lui-même. Cela signifie que les jeux adoptent des stratégies économiques et des modes de fonctionnement semblables à ceux de plateformes comme Amazon ou Facebook. Ils ne se contentent plus de vendre un produit fini, mais cherchent à maximiser l’engagement des joueurs et à monétiser leur activité à long terme.
Comment se traduit cette évolution dans l’industrie du jeu vidéo ?
SDM : Pendant longtemps, le modèle dominant était celui du « Game as a Product ». Vous achetiez un jeu comme vous achetez un livre ou un film : une transaction unique, et vous repartiez avec un produit fini. Aujourd’hui, de plus en plus de jeux adoptent un modèle appelé « Game as a Service ». Ici, l’objectif n’est plus simplement de vendre le jeu, mais de générer des revenus sur le long terme, souvent via des microtransactions ou des abonnements. Un bon exemple est Fortnite, où le jeu est gratuit à télécharger et à jouer, mais les joueurs sont fortement incités à acheter des skins ou des accessoires cosmétiques.
Donc, même si le jeu est gratuit, il y a tout un modèle économique en arrière-plan. Comment incite-t-on les joueurs à dépenser dans ces jeux ?
SDM : C’est là que la plateformisation entre en jeu. Les « Games as a Service » poursuivent plusieurs objectifs. D’abord, il faut attirer les joueurs, c’est l’acquisition. Ensuite, on cherche à les maintenir actifs aussi longtemps que possible : c’est l’activité. Plus un joueur passe de temps dans le jeu, plus il est exposé à des incitations à dépenser, que ce soit pour des accessoires cosmétiques ou des avantages en jeu.
Puis, il y a la rétention : on veut que les joueurs reviennent régulièrement, jour après jour. Enfin, il y a la monétisation directe via les microtransactions, mais aussi par d’autres moyens comme la vente d’espaces publicitaires. Les jeux deviennent des plateformes où les joueurs produisent des données qui sont monétisées, un peu comme sur les réseaux sociaux.
Vous avez mentionné Fortnite et ses microtransactions. Comment ces incitations fonctionnent-elles en pratique ?
SDM : Prenons Fortnite, qui est un jeu gratuit. Dès que vous commencez à jouer, vous voyez que presque tous les joueurs ont des skins personnalisés, des avatars uniques. Même si ces skins n’offrent aucun avantage en termes de performance, ils créent une forme de pression sociale. Si vous jouez avec le skin par défaut, vous êtes vu comme un débutant, un « noob ». Certains enfants, par exemple, peuvent être exclus ou moqués s’ils n’ont pas de skin. Cela pousse les joueurs à acheter pour éviter de se sentir en dehors du groupe.
C’est un phénomène social qui dépasse donc le simple jeu. Les jeunes se retrouvent à dépenser de l’argent pour ne pas être mis de côté.
SDM : Exactement. Même si un joueur peut jouer à Fortnite entièrement gratuitement, il ressentira très vite une pression à acheter pour se fondre dans la communauté ou se démarquer. Des études ont montré que les joueurs qui n’ont pas de skins sont parfois exclus ou moqués. Ce n’est plus simplement une question de gameplay, mais bien d’identité sociale au sein du jeu.
Tout cela semble avoir un impact sur la manière dont les jeunes perçoivent la valeur de l’argent. Vous avez parlé de monnaies virtuelles dans ces jeux. Quel est leur rôle ?
SDM : Oui, ces jeux utilisent des monnaies virtuelles, comme les V-Bucks dans Fortnite. Les joueurs ne dépensent pas directement des euros, mais achètent des V-Bucks, par exemple 1 000 V-Bucks pour 8,99 euros. Les articles dans le jeu, comme les skins, sont ensuite vendus en V-Bucks, ce qui rend moins évident le coût réel en argent. C’est un mécanisme psychologique qui atténue la perception de la dépense.
Cela complique encore plus la relation entre le joueur et la valeur réelle des objets qu’il achète. Y a-t-il des recherches sur l’impact de ces pratiques ?
SDM : Je n’ai pas encore terminé mes recherches sur cet aspect spécifique, mais ce que j’explore, c’est la manière dont les jeunes eux-mêmes perçoivent ces systèmes économiques. Mon travail consiste à observer leurs pratiques et à comprendre comment ils réagissent à ces incitations économiques. Ils ne sont pas toujours passifs, ils peuvent même avoir une compréhension fine de certaines dynamiques qui nous échappent, mais il y a encore beaucoup à apprendre sur leur degré de conscience.
Vous parlez d’une possible conscience chez les jeunes joueurs. Pouvons-nous encore mieux les éduquer à ces enjeux ?
SDM : C’est une question complexe. Certains jeunes sont effectivement conscients des stratégies derrière ces jeux, mais pas tous, et il y a différents niveaux de compréhension. Ce qui est important, c’est de leur faire comprendre que ces jeux fonctionnent aussi comme des plateformes commerciales. Leur temps passé en jeu est monétisé, que ce soit par des microtransactions ou la collecte de données.
Justement, la collecte de données est un autre aspect de cette plateformisation. Comment cela fonctionne-t-il dans les jeux vidéo ?
SDM : Les jeux collectent énormément de données. Cela peut être des données que les joueurs donnent volontairement, comme leur âge ou leur adresse e-mail, mais aussi des données comportementales : combien de temps ils jouent, à quels moments ils dépensent de l’argent, quel type d’appareil ils utilisent, etc. Ces données sont utilisées pour optimiser l’expérience du joueur, mais aussi pour mieux cibler les publicités ou inciter à des achats en jeu. Certaines de ces données peuvent même être revendues à des tiers.
Donc un joueur qui achète un produit virtuel Adidas dans Fortnite peut-il être ciblé par des publicités Adidas sur une autre plateforme, comme TikTok ?
SDM : Pour Fortnite, ce n’est pas aussi direct, car les publicités sont intégrées au jeu pour toute la communauté, et non individualisées. Mais sur les jeux mobiles, il y a souvent un traçage entre plateformes. Par exemple, si vous avez visité un site de e-commerce, vous pouvez ensuite être ciblé par une publicité pour ce produit lorsque vous jouez à un jeu mobile.
Plus d’infos sur le site du BetternetLab.