« Les algorithmes influencent certainement notre consommation de contenus »

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par

Thibault Philippette, chercheur à l’UCLouvain

En tant que consommateur de contenu en ligne, nous avons souvent l’impression d’avoir un libre arbitre. Nous naviguons sur les réseaux sociaux, sur le web, en choisissant les contenus que nous souhaitons consommer. Est-ce une impression correcte ou les algorithmes influencent-ils réellement notre consommation ?

Thibault Philippette – Les algorithmes influencent certainement cette consommation. Cependant, il est important de replacer les contenus informationnels que nous consommons dans des logiques d’éditorialisation, ce qui existe depuis longtemps dans les médias. Ce qui change avec les algorithmes, c’est l’introduction de systèmes automatisant la recommandation de contenus, en lieu et place des choix éditoriaux traditionnels. Il s’agit d’une évolution dans la manière de proposer du contenu. Alors, influence-t-elle ? Bien sûr, les contenus que nous consommons influencent notre perception. Il existe de nombreuses théories des médias, comme celle de l’agenda setting, qui montre que les médias mettent en avant certains sujets d’intérêt, participant ainsi à la formation de l’opinion publique. Les algorithmes de recommandation fonctionnent dans une logique d’ajustement, différente de la logique éditoriale traditionnelle, en s’adaptant non pas à un profil de consommateur, mais à un ensemble de comportements en ligne. Ces algorithmes analysent ces données pour proposer un contenu jugé adapté.

Les consommateurs en sont-ils conscients ? Vous avez étudié un groupe de jeunes Bruxellois pour savoir s’ils étaient conscients de l’existence des algorithmes. Votre étude est intéressante car elle montre qu’ils en sont conscients, mais ne comprennent pas bien le mécanisme. C’est une conclusion quelque peu mitigée.

Oui, exactement. Cette étude montre une grande variabilité dans la prise de conscience, allant d’une quasi-inconscience à une compréhension relative. Il y a parfois une confusion entre les contenus recommandés par un algorithme et ceux issus d’un choix éditorial ou d’un moteur de recherche sans algorithme spécifique. Nous avons mobilisé le concept d’« imaginaire algorithmique » : derrière cet imaginaire, nous constatons des degrés d’intérêt et d’intervention différents, notamment chez les jeunes, par rapport aux contenus qui leur sont recommandés. Cette variabilité peut évoluer dans le temps. Certains jeunes souhaitent renforcer un type de contenu et agissent en conséquence, tandis que d’autres cherchent la diversité et développent des stratégies pour désabonner ou cliquer sur certains contenus. Ces stratégies, bien que parfois spontanées, témoignent d’une prise de conscience que les contenus sont influencés par leur comportement et qu’il est nécessaire d’agir sur ce dernier pour influencer les recommandations.

L’éducation des jeunes, l’éducation aux médias ou aux algorithmes, permet-elle de former des consommateurs plus vigilants, plus conscients des contenus et de la puissance des algorithmes ?

L’éducation joue un rôle crucial. Elle est un facteur extrêmement important, aux côtés des enjeux de régulation qui concernent les grands acteurs utilisant des algorithmes, et des mécanismes liés aux interfaces et dispositifs numériques. L’éducation doit développer ce que j’appellerais l’agentivité des personnes, c’est-à-dire leur capacité à ne pas seulement recevoir les contenus passivement, mais à les filtrer et à aller chercher l’information ailleurs. Notre étude montre que certains jeunes ne consomment pas de manière monolithique, sur une seule plateforme, mais recherchent la diversité. C’est un résultat positif qui doit être encouragé. L’éducation aux médias doit encourager cette attitude active des utilisateurs, leur faire comprendre qu’ils ne doivent pas accepter les contenus de manière passive, mais agir pour diversifier leurs sources d’information.

En extrapolant à partir de votre étude sur un groupe de jeunes Bruxellois, peut-on conclure que le public n’est pas si dupe des algorithmes qui influencent ce qu’il voit sur les réseaux sociaux ou sur le web ?

En effet, le public n’est pas si dupe. Cependant, notre étude montre que certaines habitudes de consommation sont bien ancrées, comme le fait de scroller sur un fil d’actualité ou de swiper sur Instagram ou TikTok. Ces comportements conditionnent notre manière de rechercher l’information en priorité. Lorsqu’on essaie d’introduire des alternatives ou de changer ces comportements, il peut être difficile de développer un esprit critique, car ces habitudes sont profondément enracinées. Il est donc important de travailler sur ces habitudes et de proposer d’autres façons de consommer l’information.

Ou peut-être proposer d’autres formes d’information ou de contenus culturels, en utilisant justement les formats et les plateformes comme les Reels d’Instagram, TikTok, etc., pour atteindre cette audience.

Tout à fait. Il existe des initiatives pour intégrer des outils de réflexivité, par exemple en arrêtant le flux ou en ajoutant des éléments explicatifs. De plus, des dispositifs de recherche commencent à explorer l’explicabilité, visant à introduire davantage de diversité dans les contenus proposés. Il est crucial de cultiver le goût pour la diversité, ce qui n’est pas toujours le cas chez tous les utilisateurs. Il est également important de trouver un équilibre entre répondre aux besoins de divertissement et promouvoir des contenus alternatifs, plus créatifs et moins mainstream. Ce travail se fait aussi bien du côté des utilisateurs que des producteurs de contenus, qui peuvent être sensibles à des enjeux de service public ou de recommandation de contenus moins conventionnels.

Est-il possible d’être un follower averti sur les réseaux sociaux, de suivre des comptes tout en restant vigilant ?

Être un follower averti implique souvent une meilleure sociabilisation de ses pratiques. Les jeunes qui développent une culture informationnelle plus riche sont ceux qui partagent leurs pratiques et s’intéressent à d’autres façons de consommer l’information. Dès lors que l’on sociabilise ses pratiques, on diversifie ses sources

d’information et on devient plus résilient face aux mécanismes marketing ou aux techniques de gamification qui cherchent à influencer notre comportement. Pour moi, le facteur clé est la sociabilisation : parler de ce que l’on fait, de la façon dont on consomme, et partager ces expériences avec d’autres.

Une question un peu philosophique pour terminer : sommes-nous plus influençables en 2024 qu’avant l’avènement des réseaux sociaux et de la consommation en ligne ?

C’est une question philosophique complexe. Dès la fin du XIXe siècle, il y avait déjà des inquiétudes sur la manipulation des foules, avec des théories sur la propagande politique, etc. Aujourd’hui, les techniques d’influence ont évolué. Elles sont moins centrées sur le contenu et davantage sur des mécanismes techniques, des mises en lumière, des stimuli qui provoquent des réponses corporelles. Dire que nous sommes plus influençables, je ne sais pas. Nous n’avons pas constaté que les jeunes se laissent simplement manipuler par les contenus. Au contraire, nous avons observé un certain éveil critique, qui passe par une réflexion sur leurs pratiques quotidiennes. Je dirais donc que nous sommes influençables, mais différemment.