Mathieu Michel, secrétaire d’Etat à la digitalisation
QUESTION – Selon Eurostat, 20% des jeunes Belges sont considérés comme ayant de très faibles capacités numériques : le cliché selon lequel la fracture numérique concerne surtout les aînés n’a pas lieu d’être selon vous ?
Mathieu Michel – Bien entendu ! On pense effectivement que la fracture digitale concerne la génération plus âgée, mais je constate qu’elle est partout : chez les aînés, chez les jeunes, chez les chefs d’entreprise, les quadras… Les raisons de la fracture digitale sont multiples : un désintérêt, un manque d’habitude… On doit être en capacité, quand on développe des politiques de lutte contre la fracture digitale, de bien percevoir que la cible est beaucoup plus large.
Je ne suis donc pas surpris des chiffres d’Eurostat. Dans la jeune génération, oui, on est capable d’utiliser un GSM, mais ce n’est pas pour autant qu’on est capable de remplir des formulaires en ligne, d’utiliser les logiciels de traitement de texte ou de graphisme. Il y a donc une grosse difficulté : la fracture digitale a des causes multiples et touche des publics différents.
Q – En tout cas, la population s’en rend compte aussi : dans un sondage réalisé par Digital Wallonia, un Wallon sur trois se définissait lui-même comme « éloigné » du numérique. C’est interpellant ?
MM – Bien sûr, d’autant plus que la digitalisation s’est encore accélérée avec le Covid. Les outils digitaux sont censés simplifier la vie des citoyens, il est donc fondamental d’accompagner ceux qui sont en retard. On est dans un monde digital où une partie de la population vit dans un monde de « dans vingt ans », avec des experts d’intelligence artificielle, de crypto-monnaies, de blockchains, etc. Et dans le même temps, une autre partie de la population vit dans un monde d’il y a dix ou quinze ans. Le vrai challenge est de libérer celles et ceux qui sont précurseurs car ils portent l’innovation. Mais en réussissant à accrocher dans le même temps les retardataires !
Dans les politiques que je développe, en parallèle d’une digitalisation très ambitieuse, il y a un travail très important qui est réalisé pour pouvoir libérer le potentiel des personnes qui ne sont pas digitalisées, et à nouveau je ne vise pas spécialement les aînés, mais aussi par exemple les indépendants qui sont à la traîne par rapport à cela.
Au niveau fédéral, on ne va pas essayer de transformer tout le monde en ingénieurs en sciences de la donnée ! Par contre, on va donner à un maximum de monde les compétences minimales pour faire partie de la révolution numérique : savoir utiliser une adresse e-mail, se connecter aux services bancaires ou à une administration. C’est l’essence de mon programme Connectoo (*)
Alors pour revenir à vos chiffres, oui c’est interpellant ; j’ajouterai les chiffres de la Fondation Roi Baudouin qui met en évidence que près de 40 % de la population aujourd’hui en Belgique n’a pas accès aux services digitaux de base. Et donc l’ensemble du travail, c’est d’essayer de toucher un maximum de monde.
Q – Il y a cette fracture digitale dont vous parlez. Il y a aussi le fait que, aussi bien jeunes que personnes adultes, quand ils arrivent sur les réseaux sociaux, ils ne comprennent pas nécessairement les codes. Ils ne comprennent pas qu’ils donnent leurs données privées à des opérateurs internationaux. Ils ne comprennent pas non plus parfois qu’ils s’exposent quand ils partagent des contenus, on pense à ce phénomène extrême de revenge porn. Mais il n’y a pas que ça. Il y a beaucoup de jeunes qui exposent beaucoup de leur vie privée, quitte à le regretter plus tard. Est-ce qu’il y a là aussi matière à sensibiliser et à renforcer l’intérêt à la compréhension de tous les publics par rapport à ça ?
MM – C’est une évidence et je pense que c’est aussi une certaine forme de fracture digitale. Je pense qu’on ne se rend pas toujours compte que lorsque effectivement on poste un ensemble de choses sur les réseaux sociaux, on est dans un espace qui s’apparente à l’espace public. Avec en plus cette difficulté, c’est que souvent, on est devant son écran, seul chez soi. Et quand on poste quelque chose, on n’a pas l’idée que ça pourrait se retrouver de façon autant exposée.
Là, je plaide très fort pour des cours de citoyenneté digitale. De façon globale, on se rend compte que dans les lieux d’éducation, et singulièrement à l’école dès le plus jeune âge, il faut un contact permanent avec l’univers digitalisé. La transposition finalement du monde réel dans le monde virtuel induit un certain nombre de codes qui ne sont pas forcément des codes naturels et donc il faudrait des cours de citoyenneté digitale dès le plus jeune âge pour bien percevoir un certain nombre de logiques, que ce soit des logiques de codage par exemple, que ce soit des logiques de travail collaboratif, que ce soit des logiques d’esprit critique, ou simplement de la lucidité par rapport à l’univers virtuel, c’est quelque chose qui est essentiel.
Et aujourd’hui, force est de constater que ça ne se fait pas. Et ça, c’est quelque chose qui, à ma lecture, manque très fort donc. Alors vous savez que le fédéral ne gère pas l’enseignement mais partout où je peux le faire, je plaide vraiment auprès des communautés. Je plaide pour l’introduction de cours de citoyenneté digitale, des cours qui préparent nos jeunes au monde dans lequel ils vont évoluer. Moi, j’ai des enfants en bas âge. Je vois à quel point ils vivent déjà dans cet univers digital. Ça demande de fixer un certain nombre de balises. Ça demande d’expliquer un certain nombre de choses et d’expliquer qu’effectivement, même quand on est dans son salon et qu’on passe un peu de temps sur un univers digital, on sort de chez soi et on sort d’un espace qui est préservé. Donc ça demande effectivement une vraie éducation, une vraie pédagogie. Et par rapport à ça, je pense que collectivement, il y a encore un vrai travail à faire.
(*) Connectoo est un programme fédéral porté par Mathieu Michel visant à former 5.000 fonctionnaires par an à aider les citoyens à utiliser les outils administratifs en ligne.