« Tant que les femmes seront sous-représentées dans la Tech, il y aura une reproduction des stéréotypes »

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par

Florence Raes – Directrice du Bureau ONU-Femmes de Bruxelles

Question – ONU Femmes lutte contre l’inégalité entre hommes et femmes à travers le monde. Cette année, à l’occasion de la Journée internationale des droits de la femme, vous avez particulièrement mis en avant ces inégalités dans la sphère technologique. Comment se manifeste l’inégalité entre hommes et femmes dans cet univers?

Réponse – Il est tout d’abord important, effectivement, de souligner, que ce soit par l’apprentissage en ligne, l’activisme numérique ou les emplois créés par la tech, que l’ère numérique est en réalité susceptible d’apporter énormément d’opportunités, y compris pour l’autonomisation des femmes et des filles.

Mais celle-ci s’accompagne effectivement, comme vous l’avez souligné, de nouvelles formes d’inégalités, mais aussi de menaces pour leurs droits, parfois leur sécurité. Je pense qu’il y a plusieurs éléments à souligner qui varient selon les contextes, mais je dirais de manière générale, que les femmes et les filles demeurent sous-représentées dans l’univers technologique. Je parle du développement de ces technologies, de leur utilisation, de leur réglementation.

Elles ont effectivement moins d’accès, moins de chances de l’utiliser, moins de chances d’y faire carrière. Par contre, elles sont plus susceptibles d’y subir toutes sortes de violence, de harcèlement en ligne.

Pour donner quelques chiffres, 63 % des femmes ont accès à Internet globalement, contre 69 % des hommes. Mais ceci cache d’énormes disparités : dans les pays du Sud, il y a vraiment une différence de quasi je dirais 52 % en faveur des hommes qui sont plus susceptibles de l’utiliser. On parle également d’éléments comme les téléphones portables : les femmes, par contre, ont 12 % de chances de moins d’en posséder un. Il est également important de mentionner que pour tout ce qui est les start up, le financement mondial pour le capital risque ne représentait que 2 % pour les femmes en 2020, alors que c’est quand même un secteur en croissance et en expansion. Dans les technologies en général, je dirais, les femmes occupent encore un poste sur trois. On y retrouve un écart salarial de plus de 20 % et 48 % des femmes déclarent avoir été victimes de harcèlement dans leur milieu du travail, spécifiquement dans ce secteur-là, qui est quand même un secteur encore majoritairement masculin.

Ceci vient d’une différence également au niveau de l’accès à l’éducation ou de stéréotypes qui sont encore très présents. On retrouvera par exemple uniquement 28 % de filles dans les diplômés ingénieurs et 22 % de femmes parmi les travailleur.euses de l’intelligence artificielle.

Donc, effectivement, qu’il s’agisse de la structure de l’emploi ou de l’utilisation du numérique dans la vie quotidienne ou pour le monde du travail qui le requiert, il y a effectivement une fracture numérique.

Vous l’avez souligné, la Convention sur le statut des femmes, qui est donc une grande réunion annuelle de tous les États membres des Nations unies qui a lieu au mois de mars à New York, avait cette année comme thème le numérique, l’accès au numérique. On a donc eu l’occasion de faire pas mal d’études parce qu’on manquait encore de données. Et effectivement, les chiffres sont très clairs : les femmes ont moins accès et par contre, elles déclarent avoir été victimes de violences pour plus de la moitié d’entre elles. Et quand on parle, et je pense que c’est un phénomène universel, de femmes journalistes, de femmes politiques, sur une enquête que nous avons réalisée dans 125 pays, on parle de 73 % des femmes qui relatent avoir subi des violences en ligne. Et plus grave je dirais que la réaction en général est systématiquement de s’autocensurer. Là, pour l’enquête, 30 % déclarent s’être autocensurées. Donc il y a vraiment un équilibre entre liberté d’expression, sécurité et intégrité physique.

Il ne faut pas oublier non plus les spécificités des pays du Sud. Nous travaillons énormément en Afrique, en Amérique latine, en Asie, dans les pays arabes. Et là, la question de la pauvreté et la question d’une moindre mobilité des femmes, ont pour effet qu’elles n’ont pas accès à l’électricité. Et donc tout simplement pas accès à Internet. Mais on sait aussi que l’accès à Internet a un coût. Mais quand on parle des pays du Nord, avec les familles monoparentales ou les femmes en général, il y a vraiment cette question de coût qui est également un facteur d’exclusion.

Alors le constat est objectivé et bien documenté : que préconise ONU-Femmes comme approche ou comme remède à cette situation?

Toutes ces données, ces études démontrent clairement qu’uniquement améliorer l’accès aux infrastructures numériques, n’est pas suffisant. Il y a bien sûr l’accès aux études puisque les filles sont encore vraiment sous-représentées dans les systèmes, mais il y a aussi vraiment un investissement qui doit être fait pour l’intégration des femmes aux emplois des différentes filières.

Tant que les femmes seront sous-représentées en matière de développement de ces technologies de recherche, investissements et autres, nous aurons non seulement bien sûr un déficit de droits, mais aussi de croissance. Et nous aurons surtout des technologies qui pèchent par la reproduction de stéréotypes. Il existe une étude qui a été conduite sur l’intelligence artificielle, sur 118 plateformes différentes qui démontrent clairement qu’il y a effectivement des biais sexistes, que si on croise avec des données sur les inégalités raciales, elles reproduisent ces données. On en parle de plus en plus aux Etats-Unis dans le cadre d’enquêtes policières, mais la dimension genre est très importante et tant que les femmes n’y seront pas, la technologie ne répondra pas à leurs besoins. Si on regarde parmi tout ce qui est applications, par exemple en matière de santé sexuelle et reproductive, il y a vraiment un sous-investissement. On parle de la moitié de la population mondiale. Donc l’intégration des femmes en tant que créatrice de contenu, créatrice d’applications est fondamental.

En leur permettant d’accéder plus facilement à des investissements pour lancer des start up par exemple ?

Oui, par exemple. Ça, c’est fondamental. Et ce qui est très important aussi, c’est qu’on ne peut pas laisser cela uniquement aux entreprises et au secteur privé. D’une part, effectivement, parce que la recherche et développement qui se fait est encore biaisée parce qu’elle reproduit notre société et ses relations de pouvoir. Donc il faut vraiment une action décisive des différents Etats. Il faut un cadre normatif et une gouvernance numérique internationale, qui aille au-delà des États également, qui puisse nous permettre de vraiment intégrer les femmes au numérique au niveau des emplois, au niveau des plateformes.

Ensuite, la deuxième dimension fondamentale, c’est vraiment la sécurité, c’est à dire qu’il faut une réglementation effectivement de ces technologies du secteur qui pour l’instant est largement fait par les entreprises elles-mêmes. Ce qui pose un problème puisqu’on ne peut pas laisser uniquement la gouvernance numérique à ceux qui sont juge et partie. Donc là aussi, il y a un rôle fondamental des États et un rôle fondamental également des organismes tels que l’Union européenne qui a pris des mesures.

Comme le Digital Services Act.

Le Digital Act est entré en gare fin août. On verra ce que ça donne parce qu’on sait qu’il y a effectivement toujours des défis de mise en œuvre. Mais je pense que c’est un signal fort, important qui va dans la bonne direction. Donc il s’agit effectivement une participation accrue des femmes et des filles. Il s’agit de contenus et d’innovations qui peuvent donc davantage répondre à leurs besoins et battre en brèche les stéréotypes. Il s’agit pour ça de cette régulation publique que je mentionnais. Et puis surtout, les cadres dans lesquels sans cesse la réglementation doivent vraiment être axées sur le corpus normatif des droits humains au niveau international. Ce corpus existe, on ne doit pas le réinventer.

Ceci étant, au-delà du macro, je voudrais peut être signaler une ou deux initiatives parce que les choses peuvent être mises en place par des gens, par des organisations de femmes, par des syndicats autres et donc en Afrique par exemple, nous avons une initiative qui s’appelle « Girls can code » de l’Union africaine et de ONU-Femmes qui couvre 34 pays africains dans des pays qui posent de sérieux défis en matière de développement ou de sécurité et où, effectivement, il y a eu un effort accru sur de nombreuses années pour l’accès des filles aux carrières, au codage, qui aujourd’hui porte vraiment ses fruits en matière de participation des femmes à ces industries. Dans un autre secteur, toujours en Afrique et au Sahel, l’accès des femmes, aux technologies, leur a permis de contrôler l’irrigation de l’agriculture par des drones. Et donc là, effectivement, ça permet non seulement d’aller plus vite, mais ça permet aussi de mobiliser et de motiver les gens à parfois rester dans des villages où on n’a plus d’espoir, on n’a plus d’avenir et ça permet surtout également d’avoir un revenu et donc beaucoup plus de résilience, par rapport soit au conflit dans le Sahel, soit aux aléas du climat. Donc les technologies peuvent être utilisées dans énormément de situations et elles représentent des opportunités énormes. C’est pour ça que j’avais commencé en disant ça. Mais effectivement, il y a pour l’instant un chemin à tracer qui est celui de l’évolution de notre société avec le numérique. Ce n’est pas évident, mais c’est tout à fait faisable.