« Les femmes dans la Tech (que j’ai rencontrées pour mon documentaire Casser les codes), ont toutes été confrontées à une forme de sexisme »

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par

Safia Kessas – Autrice, journaliste et réalisatrice

Question – Quatre ans après le lancement des Grenades, premier media féministe hébergé sur le site de la RTBf, quel constat portez-vous aujourd’hui sur la représentation de genre dans les médias, que vous avez cherché à améliorer en lançant Les Grenades ?

Safia Kessas – En fait, c’est une démarche qui remonte à avant les Grenades. A la RTBf, en fait, on a à cœur de travailler sur les questions d’égalité et les représentations. Et puis il y a eu l’arrivée de Metoo. Donc, en 2017, on a vu une explosion de ces questions qui étaient liées à l’égalité, au féminisme. J’y ai vu une possibilité de faire à la fois de l’éducation et de participer à ce débat pour être au plus proche des préoccupations d’un public qui était très éduqué sur ces questions-là. En 2019, on a lancé le projet Les Grenades. Pour répondre à votre question, je dirais qu’on voit une évolution progressive de la question des représentations des femmes dans les médias. De façon générale, il y a une amélioration, ça c’est évident. On espère qu’on a servi un petit peu de d’ouverture et qu’on a pu amener une certaine dynamique. On voit aujourd’hui dans certains médias qu’il y a des journalistes qui sont spécialisés sur ces questions-là et qui travaillent. Il y a aussi eu une série d’études qui ont été conduites pour objectiver la situation sur la représentation des femmes, notamment dans les médias, qui ont été menées par les associations féministes, et par l’Association des journalistes professionnels. Donc, on voit que cette préoccupation est présente. Évidemment, il y a encore beaucoup, beaucoup de travail, mais en tout cas, on n’est plus dans une forme de laisser-aller.

Ce qui est important aussi, c’est non seulement de donner la parole aux femmes pour qu’elles s’expriment sur leur vécu de femme, mais aussi tout simplement comme expertes sur des questions de société, de politique, de science.

C’est hyper important parce que la représentation dans les médias peut être vue sous plusieurs aspects. On peut être dans une représentation qui soit quantitative et on va se dire oui, c’est super, on a beaucoup de femmes, Mais qu’est ce qui est le plus important? Selon moi, le plus important, c’est que la représentation, même si elle n’est pas à 50 %, offre une parole qui soit qualitative et effectivement, que les femmes puissent prendre la parole dans des rôles de leader, c’est à dire dans des rôles d’expertes. Et donc ça aussi, c’est un élément qui est très important. Et donc c’est aussi une des raisons pour lesquelles on a mis en place à la RTBf des média coaching qui sont complètement gratuits à la disposition des femmes qui en font la demande et qui sont expertes et qui souhaitent justement s’outiller pour pouvoir s’adresser à un média en radio, en télévision ou sur les réseaux sociaux. On en fait aussi pour qui voulait défendre quelque part un univers digital qui soit le plus inclusif possible.

En Belgique, une femme sur cinq seulement travaille dans le secteur des TIC, Technologies d’Information et Communication. Quand vous rencontrez ou interviews des femmes issues de ce secteur professionnel, quel est leur témoignage ?

Il n’y a pas qu’un seul ressenti. Ce qu’on peut dire, c’est qu’elles ont toutes été confrontées d’une manière ou d’une autre, à un moment donné ou un autre, à une forme de sexisme, que ce soit un sexisme structurel, un sexisme ordinaire à une forme de racisme structurel. Par exemple, dans le film que j’ai réalisé, qui s’appelle Casser les codes et qui aborde justement cette question-là, j’ai constaté, par exemple, qu’on ne prenait pas en considération la notion de conciliation vie privée vie professionnelle. Si on veut garder des talents, c’est très important que cette question-là soit prise en charge par l’entreprise. Ce sont des métiers qui permettent une certaine flexibilité par rapport à la manière de travailler, parce qu’on peut aussi faire du télétravail, donc sans que ça devienne non plus une forme d’exploitation.

J’ai aussi interviewé une femme qui s’appelle Nadia Aimée, qui est aujourd’hui chez Microsoft, qui est autodidacte, qui n’a pas fait de grande école, qui a appris seule à se former et donc qui a cette mentalité un peu out of the box qui est aussi recherchée par les entreprises. C’est en mettant en avant ce genre de parcours ou de profils inspirants, que ce soit par rapport aux grenades ou par rapport à des films qu’on réalise, qu’on donne envie aux femmes aussi d’aller dans ces métiers-là, qui sont des métiers qui allient aussi la créativité.

Un autre exemple : j’ai filmé une jeune femme qui travaillait dans le monde de la culture et elle avait vraiment du mal à joindre les deux bouts et elle en a eu ras-le-bol. Donc elle a fait une formation aux TIC, elle a changé de secteur et elle s’éclate en fait. Et elle m’expliquait qu’elle ressentait en tout cas autant de créativité qu’avant. Donc on a aussi quelque part des a priori sur ces métiers. Elle a vécu aussi une forme de sexisme dans sa formation parce qu’elle était en minorité.

Autre challenge : il faut faire attention à ne pas perdre ces talents une fois qu’on les a dans le monde de l’entreprise. Il faut vraiment être conscient que quand on est une minorité au sein d’une structure, on a plus tendance à la quitter. C’est ce qu’on appelle le panier percé. Et donc c’est important de tout mettre en place pour conserver ces talents et les accompagner au mieux. Dans le cas des Grenades, on a fait une série de portraits sous forme de podcast qui s’appellent « Elles prennent leur place ». On fait des articles orientés « solutions » pour ne pas se limiter au constat, même si c’est important de le faire, mais aussi de voir quelles sont les solutions que chaque femme et chaque entreprise a pu mettre en place pour lutter contre ce déséquilibre qui encore très important. 

Autre expérience d’être une femme sur le web, c’est le harcèlement sexiste sur les réseaux sociaux, notamment quand on est journaliste. Les études estiment que 3 femmes journalistes sur 4 ont subi de la cyberviolence. En tant que féministe, en tant que journaliste, femme, quelle est votre expérience sur les réseaux sociaux

Mais comment dire? C’est un mélange à la fois de bonnes expériences et des expériences qui sont évidemment beaucoup plus douloureuses. Et donc, c’est un univers dans lequel on déploie énormément de précautions pour se protéger. On a à la fois besoin de cet espace pour nos métiers et en même temps, on peut s’y faire harceler. Il y a des protocoles qu’on met en place nous-mêmes pour se protéger. Mais après, on est aussi protégées sur le plan juridique, sur le plan psychologique. Moi, ça m’est arrivé. C’est arrivé à des collègues confrontées à certains moments à de la violence. Il y a des choses qu’on ne tolère pas. Il y a des limites qui ne sont pas acceptables parce qu’elles sont pas acceptables par la loi. Donc, ce qui se passe dans le réel n’est pas tolérable non plus dans le monde digital. Heureusement on est protégées aussi par nos institutions professionnelles, qui nous accompagnent. Mais en permanence, en tant que femme, on mesure davantage ses prises de parole, ses prises de position et on fait extrêmement attention. 

En tant que femme, en tant que journaliste féministe, quel est votre regard sur les intelligences artificielles dont on dit qu’elles reproduisent à foison les biais justement de genres.

Ce n’est pas vraiment nouveau. En fait, depuis qu’on parle d’intelligence artificielle, on parle aussi de ces biais de genre, de biais sexistes, de biais racistes. Voilà, on est dans une société où on évolue avec des stéréotypes contre lesquels il faut lutter. Et forcément, il faut être bien conscient que plus les équipes (de développeurs.euses, NDLR) sont diversifiées ou plus on se protège de ces biais. D’où l’importance de faire venir un maximum de femmes, de personnes racisées dans ces métiers-là. Et on l’a encore vu récemment aux États-Unis, où une femme enceinte afro-descendante, Porcha Woodruff, une habitante de l’Etat du Michigan, a été confondue avec une autre par un programme de reconnaissance faciale. Il y a des choses qui sont un peu plus absurdes aussi, en utilisant par exemple une commande vocale, comme quand on cherche des produits qui concernent davantage les femmes que les hommes, on ne les trouvera pas ou alors on confondra. La question des stéréotypes ne s’arrête pas parce qu’il y a un écran d’ordinateur. C’est la société qui reproduit quelque part ces représentations. Et ce n’est pas parce que ce sont des mathématiques que c’est neutre. En réalité, c’est beaucoup plus complexe et ce n’est pas nouveau. 

Êtes-vous optimiste par rapport à l’évolution de la société, à l’évolution de la prise en considération des biais de genre de race, que ce soit de la sphère tech ou pas d’ailleurs? 

Je n’ai pas vraiment de réponse toute faite. On sait que c’est un chemin qui est long. Et moi, ce qui me plaît, c’est de regarder l’histoire, de voir d’où on vient et de se dire ce qu’on a accompli. A ma petite échelle, je regarde d’où je viens et ce que j’ai pu mettre en place à mon propre niveau et j’essaye d’en tirer une certaine fierté pour pouvoir continuer à embarquer et à avancer. Le fait de se retourner et de regarder l’histoire, ça permet de voir que bien avant nous, il y a des femmes qui ont été importantes dans la tech, qui ont créé elles-mêmes les premiers langages de programmation et elles étaient très nombreuses, voire majoritaires à un moment : Ada Lovelace , Hedy Lamarr, Annie Easley ou Katherine Johnson. Donc ça permet aussi de remettre les situations en contexte et de trouver du sens et d’accepter qu’on est parfois confrontées à des obstacles, et que le temps est un temps long. Mais ce n’est pas pour ça qu’on n’en verra pas les fruits.